VII
Les Plans
Nueva Barcelona avait enfin de quoi faire oublier la fièvre jaune à la population. On en mourait toujours, et il y avait fort à parier que les familles endeuillées gardaient à l’œil la progression pernicieuse de l’épidémie dans la ville, mais beaucoup d’hommes qui s’étaient sentis complètement désarmés devant elle se trouvaient désormais investis d’une tâche qui allait les combler d’honneur en leur offrant ce dont ils rêvaient depuis son apparition : quitter la ville.
C’était la première réaction des riches toutes les fois que frappait la fièvre – ils rassemblaient leur famille et se réfugiaient dans leur plantation à la campagne. Mais les purotins n’avaient pas cette solution et en méprisaient d’autant mieux les riches. Non, les vrais hommes restaient sur place. Ils ne pouvaient pas se permettre d’emmener leur famille hors de la ville, aussi devaient-ils demeurer auprès d’elle et risquer de voir leur femme et leurs enfants tomber malades et mourir. Sans parler du risque de mourir eux-mêmes. Ce n’était pas une belle mort que gémir de fièvre jusqu’à finir au milieu d’autres cadavres, dans une charrette qui ramassait les victimes au fil d’une tournée macabre dans les rues.
Aussi, lorsque le bruit courut que le gobernador Anselmo Arellano réclamait des volontaires pour remonter le fleuve et ramener tous les esclaves marrons ainsi que tous les renégats blancs qui les avaient aidés –, ma foi, les candidature ne manquèrent pas. Surtout parmi les éléments de la cité communément jugés « en état d’ivresse manifeste ».
On ne les trouvait pas particulièrement braves ni honorables. Quelques prostituées, par exemple, leur firent cadeau de leurs quinze minutes uniquement parce que « je suis un soldat et je risque de mourir ». Nul ne le sait mieux que les prostituées : très peu d’hommes valent mieux que leurs discours. Cette armée-là avait peu de chances de tenir longtemps si elle rencontrait la moindre résistance. Pour pendre des Français sans armes ni défense, ils s’y connaissaient, et seulement si les Français ne tentaient rien de dangereux, comme leur flanquer des claques ou leur jeter des pierres.
Voilà ce qu’entendait Calvin dans les tavernes le long des quais tandis que les « soldats » se rassemblaient pour l’expédition en amont. Le commandant était le fils du gouverneur, le colonel Adan, qui, comme chef de longue date de la garnison locale, passait malgré certaines réticences pour moins brutal qu’on n’aurait pu s’y attendre. Mais Calvin imaginait aisément le désespoir que le pauvre colonel devait éprouver à la vue de cette troupe lamentable réunie pour embarquer.
Mais peut-être n’était-elle pas si lamentable. La plupart des volontaires étaient soûls – mais demain ils ne le seraient plus et auraient alors meilleure allure. Et puis l’ennemi ne serait pas difficile à retrouver. Cinq mille esclaves et Français qui se déplaçaient au pas de l’enfant le plus lent – on n’aurait aucun mal à les localiser, pas vrai ? Et quelle résistance pourraient-ils opposer ? Oh, le colonel Adan ne se faisait pas trop de mauvais sang.
Il se serait peut-être senti moins serein s’il avait ajouté foi aux comptes rendus ridicules à propos d’un pont d’eau claire qui avait disparu lorsque ses soldats passaient dessus, ce qui s’était soldé par des dizaines de morts, beaucoup de pataugeages et de bafouillages. Peut-être avait-il à ce point l’habitude des excuses pathétiques de ses hommes pour leurs échecs qu’il ne lui vint pas une seule fois à l’esprit que celle-là pouvait être vraie.
Que va faire Alvin ? se demanda son frère. Il ne se battra sans doute pas. Il accorde une bien trop grande valeur à la vie humaine, le pauvre. Alors que la moitié de ces rustres allaient se faire tuer dans un combat absurde ou en tombant tout bonnement dans le fleuve par une nuit d’ivresse.
Bah, quoi qu’il fasse, je ne serai pas là pour l’aider.
Calvin ne refusait pourtant pas de donner un coup de main si ça ne lui coûtait rien. Voilà pourquoi il s’était mis à la recherche de Jim Bowie ce matin-là et s’était entendu avec lui pour qu’il le conduise à Steve Austin. Ils se rencontrèrent dans une taverne deux rues en retrait des quais, donc au calme, où les clients ne se bousculaient pas. Quelques hommes y consommaient, mais aucun ne présentait grand intérêt aux yeux de Calvin. Soit il ferait leur connaissance plus tard ou pas du tout. Pour l’instant, tout ce qui importait, c’étaient Austin et son aventure mexica.
Austin expliquait à n’en plus finir qu’il se devait d’aider le gouverneur à remettre les esclaves à leur place avant de se lancer dans son expédition.
« Ça sera pas long, dit-il. Jusqu’où peut aller une bande de maronneux ? On va sûrement les retrouver en pleurs sus l’écore nord du Pontchartrain. On en pend quèques-uns, on en fouette beaucoup et on les ramène chez nous autres. Et après, en route pour le Mexique. »
Calvin se contenta de secouer la tête.
Austin le regarda puis se tourna vers Bowie. « J’ai b’soin de combattants, dit-il, pas d’conseillers.
— Moi, je l’écouterais, Steve, fit Bowie.
— La p’tite opération du colonel Adan pour récupérer ici esclaves est vouée à la défaite, dit Calvin. Soyez pas avec eux autres quand ils s’abattront en flammes.
— La défaite ? Quelle armée les vaincra ? »
Pour toute réponse, Calvin ramollit le métal de leurs chopes qui s’affaissèrent pour répandre sur la table de la bière mêlée de métal fondu et froid. Dont une bonne partie leur dégoulina sur les cuisses.
Tous les hommes se levèrent d’un bond de la table et entreprirent de s’essuyer. Calvin s’abstint de sourire, même s’ils donnaient tous l’impression d’avoir pissé dans leur pantalon. Il attendit, le temps qu’Austin comprenne que les flaques de métal sur la table étaient tout ce qui restait des chopes.
« Qu’esse vous avez fait ?
— Pas grand-chose, répondit Calvin. Pour un Faiseux, en tout cas. »
Austin l’observa, les yeux plissés. « Vous êtes un Faiseux, vous dites ? »
Un autre homme marmonna : « Y a pas d’Faiseux.
— Et vot’ bière est toujours dans vot’ gobelet, dit joyeusement Calvin. J’suis pas un grand Faiseux. Mais mon frère Alvin, il est d’première force.
— Et il est avec eux, ajouta Jim Bowie. J’ai voulu l’convaincre de se joindre à nous autres, mais il a refusé.
— Quand l’armée du colonel Adan va trouver ces maronneux, dit Calvin, à condition qu’elle les trouve, ça m’étonnerait pas que leurs armes virent en flaques de métal par terre.
— Ou disparaissent carrément, fit Bowie. Je l’ai vu faire. De l’acier bien solide et bien lourd, et pus rien. Comme ça. » Il claqua des doigts.
Austin gagna une table au sec et réclama d’autres bières. Puis il marqua un temps et demanda : « On va pouvoir les boire jusqu’au bout, n’est-ce pas ? »
Calvin lui fit un grand sourire.
Ils furent bientôt tous assis à la nouvelle table – sauf deux hommes d’Austin qui se trouvèrent une affaire urgente à régler quelque part où personne ne faisait fondre les chopes de métal rien qu’en y pensant.
« Monsieur Austin, vous croyez que j’peux vous être utile dans votre expédition au Mexique ? demanda Calvin.
— Je l’crois, répondit Austin. Oh là, oui alors.
— Et j’rêve de voir à quoi elle ressemble, cette tribu. Mon frère, voyez, il croit tout connaître sus les Rouges. Mais ses Rouges à lui sont pacifiques. Moi, j’veux rencontrer d’ces Mexicas, ceux qui arrachent les tcheurs encore palpitants durant leurs sacrifices.
— Est-ce que vous serez satisfait si vous les voyez morts ? Par rapport qu’on va pas là-bas pour les rencontrer, on y va pour les tuer.
— Tous ? fit Calvin. Ben dites donc.
— Enfin, non, dit Austin. Mais j’gage que la population sera bien contente d’être débarrassée de ces païens qui s’adonnent au sacrifice humain.
— J’vais vous dire, fit Calvin. J’vous accompagne dans votre expédition, jusqu’au bout, et j’vous aiderai autant que j’peux. Mais faut partir pour le Mexique demain matin. »
Austin se renversa sur sa chaise et se mit à rire. « Comme ça, vous croyez venir icitte et m’commander quand partir.
— J’commande arien, fit Calvin. J’dis jusse que j’veux bien participer à une expédition pour le Mexique qui s’mettra en route demain avec tous ses hommes. Si y en a pas, j’participe pas. Vous avez pas dressé vos plans en tenant compte de mon aide, alors vous êtes libre de partir et d’les mettre à exécution sans moi.
— Pourquoi vous tenez tant à nous empêcher d’aider à rattraper les maronneux ?
— Ben, d’abord, mon frère est avec eux, je vous l’ai dit. Comme vos hommes sont sûrement les plus dangereux à Barcy en ce moment, j’sentirai mon frère un peu plusse à l’abri si j’vous empêche d’y aller.
— C’est bien ce que j’pensais, fit Austin. Alors qui m’dit qu’aussitôt le colonel parti sus l’fleuve vous allez pas disparaître ?
— La deuxième raison est plus importante. Si vous remontez l’fleuve avec le colonel Adan, vos hommes seront mis en déroute comme les autres. À mon avis, une fois qu’Alvin en aura fini avec eux, vous pourrez pas leur demander d’envahir les cabinets d’leur grand-mère, et encore moins l’Mexique.
— J’connais pas si vot’ frère est si dangereux qu’ça. »
Calvin se leva, se pencha vers la première table qu’ils avaient occupée et ramena un échantillon congelé de métal qui avait été une chope. « Vous pourriez garder ça un moment à l’esprit, que j’sois pas obligé d’en fondre d’autres ?
— D’accord, fit Austin, il est dangereux, bien sûr, et j’vous remercie d’nous prévenir.
— Et la troisième raison, c’est que j’aime pas rester à m’tourner les pouces. Si l’expédition part demain, j’vais avec elle. Si elle part pas, j’vais m’ennuyer et m’en aller trouver aut’ chose d’amusant à faire. »
Austin opina. « Ben, j’vais y réfléchir.
— Bravo, fit Calvin.
— Mais vous avez toujours pas répondu à ma question : comment on connaît que vous serez bien là demain ?
— J’vous ai donné ma parole. Vous pouvez pas m’obliger à y aller si j’veux pas, mais j’vous dis que j’veux y aller, alors j’irai. Vous aurez pas d’meilleure garantie qu’celle-là. Vous êtes pas forcé de m’faire confiance. Faites comme ça vous chante.
— Comment j’connais que vous m’causerez pas d’tracas en route, que vous voudrez pas tout diriger ? Comme vous me menez à la baguette en ce moment ? »
Calvin se leva de sa chaise. « J’vois, messieurs, que ça intéresse plusse certains d’entre vous autres d’être le grand chef que de vaincre les pouvoirs que ces Mexicas tirent de toutes leurs effusions d’sang. Excusez-moi de vous avoir fait perdre vot’ temps. J’ai entendu dire que les Mexicas castrent le grand chef avant d’lui arracher l’tcheur. Ils vous feront cet honneur avec plaisir. »
Il se dirigea vers la porte.
Austin ne le rappela pas. Personne ne lui courut après.
Calvin n’hésita pas. Il continua de marcher. Sortit dans la rue. Et toujours personne à lui courir après. Bah, qu’ils aillent se faire voir.
Non, il y avait quand même quelqu’un. Jim Bowie – Calvin reconnut sa flamme de vie. Il s’arrêtait et lançait un…
Calvin se baissa vivement vers la gauche.
Un gros couteau trembla dans la paroi de bois, là où s’était trouvée sa tête.
Le jeune homme se redressa d’un bond, furieux. Bowie fut aussitôt sur lui, tout sourire. Calvin lâcha une longue bordée de jurons français – assez éloquents pour que deux passants francophones lui jettent un regard franchement admiratif.
« Qu’esse qui vous met encrèle, monsieur l’Faiseux ? dit Jim Bowie. J’ai ’videmment visé vot’ tête. Vot’ frère, lui, il aurait fait disparaître mon couteau en plein vol.
— Moi, j’ai du respect pour la coutellerie », répliqua Calvin. Mais, en réalité, il ne savait pas davantage faire disparaître un couteau en plein vol qu’empêcher le monde de tourner. Les chopes, c’était plus facile, elles restaient sur la table, parfaitement immobiles.
« D’après moi, poursuivit Jim Bowie, tu vaux pas la moitié de ton Faiseux d’frère, mais tu veux nous faire accroire que t’es aussi fort que lui. Et ça t’met encrèle de m’entendre le dire, comme je l’constate…
— J’suis pas encrèle, protesta Calvin.
— Ravi de l’entendre. J’vais t’expliquer comme je l’ai expliqué à Austin. J’voulais ton frère à cause qu’il aurait assuré not’ succès. Il a refusé, et il se retrouve asteure avec cinq mille maronneux à nourrir et nulle part où les emmener. Moi, ça m’va. Mais, toi, tu veux venir avec nous autres, et, à mon avis, c’est par rapport que tu cherches l’occasion de montrer que t’es aussi fort que ton frère, seulement tu l’es pas, et quand ça sera bien clair pour tout l’monde, j’ai idée qu’une masse de vaillants bougres de cette expédition seront morts à cause qu’ils dépendaient sus toi. »
Calvin voulait le mettre en pièces sur place. Mais il obéissait à ses propres règles, même si elles différaient de celles d’Alvin. On ne tue pas un homme pour la simple raison qu’il tient des propos qu’on ne veut pas entendre, même s’il s’agit d’un tissu de mensonges.
Il se borna donc à hocher la tête et reprit sa route en direction des quais. « Ben, fit-il, c’est une bonne décision, m’est avis. Cours retrouver Steve Austin et dis-y que j’lui souhaite bonne chance. »
Mais Bowie ne fit pas demi-tour pour repartir à la taverne. C’était bon signe. « Écoutez, monsieur Calvin, j’viens vous demander de revenir. On veut jusse connaître… qu’esse vous pouvez faire. Virer un tas de chopes d’étain en bouillie, c’est impressionnant, ’videmment, mais on a b’soin d’connaître ce que vous pouvez faire exactement. Vous avez vu mon couteau arriver assez tôt pour l’éviter, mais vous avez pas pu l’détruire en vol, ce qui laisse supposer que les balles mexicas vont pas disparaître en route non plus. Alors, avant qu’on vous emmène avec vos vantardises et vos airs de chef – et j’vous dis ça gentiment, par rapport que j’ai un caractère de même et que j’en suis fier –, avant qu’on vous emmène, on veut connaître : qu’esse vous pouvez faire exactement qui nous aidera vraiment durant l’combat ?
— L’brouillard d’hier, répondit Calvin. C’était l’mien.
— Facile de s’prétendre responsable du temps qu’il fait.
— Moi, j’fais marcher l’hiver depuis qu’mon pap m’a laissé l’affaire par testament. »
Pour toute réponse, Calvin rafraîchit l’atmosphère autour d’eux. « J’crois qu’on a un brouillard qui nous tombe justement d’sus. »
C’était vrai, l’humidité contenue dans l’air se mit à se condenser jusqu’à ce que Bowie ne distingue plus rien d’autre au monde que le visage de Calvin.
« D’accord, reconnut-il. C’est un talent utile.
— Mon talent, c’est pas d’faire du brouillard, dit Calvin. Ni l’beau ou l’mauvais temps, ni rien d’autre en particulier. »
Un poisson sauta hors de l’eau et retomba sur le quai. Puis un autre. Et encore deux. Bientôt des dizaines de poissons gigotèrent sur les planches de bois au milieu des passants. Naturellement, certains pêcheurs du quai se mirent à les ramasser – quelques-uns pour les rejeter à l’eau, d’autres pour les garder en vue de les vendre. Une dispute éclata aussitôt. « Ces poissons-là sont forcément malades, on peut pas les vendre ! » La réplique fusait aussi sec. « Moi, ils m’ont pas l’air malades, vu comme ils sont costauds ! » Sur quoi les poissons s’échappaient d’un sursaut des mains qui les retenaient et retournaient à l’eau.
« Si jamais vous avez b’soin de poisson, dit Calvin.
— Oh ouais, sûr, fit Bowie. Mais vous pouvez l’refaire si y a pas d’rivière ? »
L’espace d’un instant, Calvin eut envie de le gifler. Ne savait-il pas reconnaître un miracle quand il en voyait un ? Il aurait fait un parfait israélite se plaignant auprès de Moïse de n’avoir que de la manne et pas de viande.
Bowie sourit alors et lui donna une tape sur l’épaule. « Vous voyez donc pas quand on bêtise, mon vieux ? ’videmment que vous pouvez venir. Personne a l’talent d’éviter les couteaux qu’arrivent par-derrière, ni celui d’faire du brouillard, ni celui d’faire sauter les poissons de l’eau jusque dessus l’quai.
— Alors j’ai réussi vot’ examen ? dit Calvin en laissant percer dans sa voix qu’il en avait plein le dos.
— Sûr, fit Bowie.
— Mais vous, avez-vous réussi le mien ? »
À peine avait-il posé sa question qu’il sentit une lame de couteau lui asticoter le ventre. Il ne l’avait pas vue venir, pas plus dans la flamme de vie de Bowie que par son attitude. Brusquement, il tenait un couteau à la main.
« Si j’avais voulu vous tuer, dit Bowie, esse vous auriez eu l’temps de m’en empêcher ?
— Vous avez un talent qui mérite le respect, m’est avis, fit Calvin.
— Oh, c’est pas mon talent, ça. J’suis jusse beaucoup fort avec un couteau, c’est tout. »
*
Alvin se réveilla parce qu’il avait envie d’uriner. Sinon il aurait pu dormir encore dix heures, il en était sûr. Il n’existait pas au monde de sommeil assez profond pour lui rendre ses forces.
Pourtant, lorsqu’il se leva, il se découvrit accablé de tâches auxquelles il ne pouvait se soustraire. Qu’il devait accomplir avant même de se soulager la vessie. Mais il n’avait pas les idées claires, ses yeux restaient embués de sommeil et, quand on le bombarda de questions, il s’aperçut qu’il ne voulait pas s’embêter à donner des réponses.
« J’connais pas », dit-il à la femme qui exigeait de savoir où ils allaient trouver un petit-déjeuner dans ce trou perdu.
« J’connais pas », dit-il à l’homme qui demandait d’une voix tremblante en mauvais anglais si d’autres soldats allaient arriver dans des bateaux.
Et lorsque Pap Orignal s’approcha pour lui demander si d’après lui la fièvre sévissait de ce côté-ci du lac, Alvin aboya son « j’connais pas » si fort que le vieil homme eut un mouvement de recul.
Arthur Stuart était étendu non loin de là, l’air d’un alligator prenant le soleil au bord du plan d’eau. Ou l’air d’un cadavre. Alvin alla s’agenouiller près de lui. Il le toucha parce qu’il distinguait ainsi sa flamme de vie sans trop de peine. Il ne s’était encore jamais senti épuisé au point de voir une épreuve insurmontable dans l’acte banal d’examiner une flamme de vie.
Arthur allait bien. Il était simplement fatigué. Au moins aussi vidé qu’Alvin. Une seule différence : personne ne le bombardait de questions. « Laissez donc ce bougre, dit La Tia. Vous voyez pas qu’il est fin tanné ? »
Alvin sentit des mains sur son bras – des mains petites sur son bras massif – qui voulaient le relever. Sa première réaction fut de s’en débarrasser d’une secousse. Mais alors une voix douce lui demanda : « T’as faim ? T’as soif ? » La voix de Marie la Mort.
Alvin se tourna vers elle et la laissa l’aider à se remettre debout. « Faut que j’aille faire de l’eau, souffla-t-il.
— On a mis du monde à creuser des commodes, dit-elle. Y en a une pas loin, appuyez-vous sus moi.
— Merci », dit-il.
Elle le conduisit le long d’un court sentier dans le sous-bois jusqu’à une fosse nauséabonde en travers de laquelle on avait posé une planche. « M’est avis qu’on aura pas d’mal à la trouver dans l’noir, fit-il.
— Quand les boyaux commandent, y a qu’à obéir, fit-elle. J’vous laisse seul asteure. »
Elle fit comme elle avait dit, et lui fit ce qu’il avait à faire. On avait entassé une quantité de feuilles pour s’essuyer, posé à côté deux seaux d’eau pour se laver. Il lui fallut reconnaître qu’il se sentit mieux ensuite. Un peu plus éveillé. Un peu plus vigoureux. Et mort de faim.
Quand il revint au rivage, il vit que La Tia réussissait à imposer le calme aux fuyards. Une file de gens attendaient pour lui parler, mais elle leur répondait à tous avec patience. Elle n’avait pourtant pas de plan, pas plus qu’elle ne faisait le nécessaire en vue du voyage à venir. Manifestement, personne ne s’inquiétait non plus de résoudre la question des vivres.
Alvin parcourut des yeux la longueur du rivage noir de monde sur un demi-mille de chaque côté. Il chercha aussi du regard des alligators, lesquels n’auraient eu aucun scrupule à se saisir du premier enfant s’aventurant trop près de l’eau. Il n’en aperçut aucun ; il se sentit alors assez solide pour chercher des flammes de vie sans trop d’effort notable.
Pap Orignal et Mam Écureuil n’étaient pas très loin. Alvin voulut aller les rejoindre. Il trouva aussitôt près de lui Marie la Mort qui lui offrit son bras.
« J’suis trop grand pour m’appuyer dessus vous, dit-il.
— Vous l’avez déjà fait, et j’étais assez forte, répliqua-t-elle.
— Je m’sens mieux. » Mais il s’appuya quand même sur elle parce qu’il ne tenait pas encore très bien en équilibre, que le sable du rivage était inégal et traître, et l’herbe mouillée qui lui succédait glissante, creusée de fossés et de ruisseaux.
« Merci », lui dit-il à nouveau. Il s’efforça néanmoins de ne pas trop peser sur la jeune femme.
Pap Orignal vint vers lui à grands pas – oui, à grands pas, et ses jambes ne gardaient rien de son ancienne boiterie. « Pardon de t’avoir achâlé sitôt que tu t’es réveillé, dit-il.
— J’suis content d’voir que vous allez mieux vous-même, fit Alvin. Et que vous marchez bien. »
Pap Orignal le serra dans ses bras. « C’est une bénédiction du bon Djeu, mais j’remercie tout d’même les mains qu’ont accompli l’œuvre divine sus mon pied. »
Alvin l’étreignit à son tour, mais brièvement parce que du travail l’attendait. « Mam Écureuil, dit-il, vous avez apporté une foule de sacs de vivres.
— Pour les p’tits, se défendit-elle.
— J’connais que c’est pour les p’tits. Mais réfléchissez bien : si l’monde vire au désespoir, combien de temps vous croyez pouvoir empêcher qu’on vous vole ces sacs ? Y a des fermes avec des masses à manger pas trop loin à l’intérieur des terres, mais faut qu’on voyage ensemble. Partagez ce manger tout d’suite, au moins avec les p’tits qui sont pas d’chez vous autres, et j’vous en promets plusse as’soir – pour tout l’monde. »
Mam Écureuil pesa le pour et le contre. Alvin comprit qu’elle souffrait à la seule idée de devoir partager ce dont ses enfants auraient besoin. Mais elle savait aussi qu’elle souffrirait de voir d’autres enfants pleurer la faim pendant que les siens se rempliraient le ventre. « D’accord, on va tout partager avec les p’tits. L’pain et l’fromage, en tout cas. On peut rien faire pour l’moment avec les patates et l’blé crus.
— Bien raisonné », fit Alvin. Il se tourna vers Marie la Mort. « Esse vous croyez pouvoir demander à La Tia d’faire assavoir à la couleur qu’il faut amener les p’tits et les mettre en rang sans bruit icitte s’ils veulent à manger ? Et vous avec vot’ mère, vous l’ferez assavoir aux Français ?
— Vous rêvez si vous croyez qu’ils vont s’mettre en rang sans bruit, objecta Marie la Mort.
— Mais si on l’demande, certains obéiront.
— Coûte arien de demander. » Marie la Mort partit au trot en tenant sa jupe relevée pour sauter par-dessus les obstacles sur sa route.
Les gens étaient à peu près en ordre rangé, après tout – mais les adultes qui n’avaient pas d’enfants devenaient de plus en plus bruyants et irascibles. Alors qu’Alvin remontait le flot de gamins et de leurs parents faisant la queue pour leurs rations, un des hommes sans enfant l’interpella depuis les arbres. « Tu crois qu’on a pas faim, mon vieux ?
— Merci pour votre patience », répondit Alvin.
Une Noire corpulente lui lança : « Crever d’faim, c’est pas ça la liberté pour moi !
— Vous avez quèques bonnes heures de vie en réserve », répliqua Alvin. Des rires saluèrent sa repartie, et la femme battit en retraite en boudant.
Il retrouva bientôt la compagnie de La Tia, Marie la Mort et sa mère. « Il faut s’organiser, dit-il. Diviser l’monde en groupes et choisir des chefs.
— Bonne idée », fit La Tia. Puis elle attendit la suite.
« Mais j’connais personne dans ce monde-là, reprit Alvin. C’est vous qu’allez séparer ceusses qui causent anglais. » Il se tourna vers Marie la Mort et sa mère. « Et vous allez faire pareil pour les Français. Et vous direz à chaque groupe de dix maisonnées de se choisir un chef, et s’ils y arrivent pas sans s’chicaner, c’est moi qui l’choisirai.
— Moi, ils m’aiment pas, dit Marie la Mort.
— Mais ils vous connaissent. Et ils ont peur de vous. Et pour le moment ça suffit bien. Dites que c’est moi qu’ai demandé d’faire ça. Et dites que le plusse vite on sera organisés, le plusse vite on partira du Pontchartrain, on trouvera de l’eau fraîche et quèque chose de bon à manger. Dites que je mangerai pas d’ici qu’ils aient tous mangé.
— Z’allez avoir bigrement faim, vous », fit La Tia.
Il fallut plus de temps que ne l’avait escompté Alvin. La tâche paraissait toute bête, mais le soleil avait largement dépassé son zénith lorsque La Tia et Marie la Mort vinrent lui rapporter que tout était en ordre. On avait formé les groupes de dix, puis tous les cinq chefs on en avait choisi un pour diriger un groupe de cinquante, puis désigné un chef de cinquante sur deux pour en commander cent.
Ce furent en conséquence dix chefs de cent maisonnées qui siégèrent en tant que conseil sur le rivage du Pontchartrain afin de mettre au point l’expédition avec Alvin, La Tia, Marie la Mort et un Arthur Stuart enfin réveillé. Rien, la mère de Marie, était un des chefs de centaine – choisie à sa grande surprise par les familles. Quant à Pap Orignal et Mam Écureuil, ils ne dépendaient d’aucun groupe à cause de l’importance extravagante de leur maisonnée.
Les gens affectionnent les titres, Alvin le savait, aussi nomma-t-il les chefs de centaine colonels, les chefs de cinquantaine commandants et les chefs de dizaine capitaines.
« M’est avis que ça fait de toi un général, dit Arthur Stuart.
— Ça fait d’moi Alvin, répliqua le forgeron. Toi, tu peux être général.
— C’est moi l’général, dit La Tia. Pas ce drôle. Qui va suivre ce p’tit ?
— Vous, quand je m’en irai. »
La Tia voulut répondre sèchement, mais elle retint sa langue pour écouter les explications d’Alvin au conseil. « On a nulle part où aller, dit-il. J’peux nous emmener vers le nord, là ousqu’y a des fermes, et on trouvera un moyen d’manger sans laisser les familles des fermiers mourir de faim. Mais l’plusse de temps on passera à s’déplacer, l’plusse fortes seront les armées qu’ils pourront lever pour nous éliminer. Faut sortir du pays des esclaves, et y a qu’une mayère de faire ça.
— Par la mer, dit Marie la Mort. On a b’soin de bateaux.
— Les bateaux, ça nous sert à rien sans des équipages prêts à les manœuvrer. Y en a icitte qui connaissent comment naviguer ? » Personne ne savait. « Mais c’était tout d’même une bonne idée. Et j’vous remercie d’faire des suggestions. C’est valable pour tout l’monde. Toutes les idées sont bonnes à dire, du moment que c’est en temps et lieu utiles.
— Ousqu’on va, alors ? demanda La Tia.
— Ben, général La Tia, fit Alvin (sans sourire à l’énoncé du titre, à la suite de quoi la femme prit un petit air avantageux), y a qu’une place ousqu’on peut aller sans qu’les Blancs nous courent après.
— Vous allez tout d’même pas nous emmener chez les Rouges ? s’écria Rien.
— On peut pas rester icitte, mais p’t-être que Tenskwa-Tawa nous laissera passer. P’t-être que les Rouges nous trouveront de quoi manger et nous abriter. Mais, à mon avis, j’connais Tenskwa-Tawa, alors c’est moi qui dois aller lui causer pour voir si on peut passer par son territoire pour s’rendre dans l’Nord. J’peux envoyer personne d’autre. Alors, vous autres, vous allez suivre le général La Tia.
— Mais j’connais pas la route.
— Marchez vers le nord durant un moment, pis trouvez une route qui s’en va à l’ouest vers le Mizzippy, dit Alvin. Soyez débrouillards. Ce que les Blancs en route vous diront pas, la couleur vous l’dira.
— Et si une armée s’en vient ? fit Marie la Mort. On a pas d’combattants avec nous autres, sauf p’t-être quèques Français. On a pas d’fusils.
— C’est pour ça que l’général La Tia doit en causer avec Arthur Stuart.
— J’ai pas d’fusils, moi, fit Arthur.
— Mais tu connais quoi faire avec ceusses qu’on pointe sus nous autres, dit Alvin. Sitôt que vous arriverez dans une plantation, faudra qu’tu sois là, Arthur, pour veiller à ce qu’on tire pas des coups d’feu sus vous autres. Durant la nuit, faudra faire attention qu’y ait du brouillard pour empêcher l’mauvais monde de nous trouver. Faudra suivre les flammes de vie pour être sûr que personne se perde.
— Non, fit La Tia. J’peux faire ça. J’connais comment. Vous pouvez pas demander autant à ce p’tit. »
Arthur hocha la tête avec reconnaissance. « Surveiller les flammes de vie, c’est pas si facile pour moi que pour toi, Alvin. Et amener du brouillard, c’est Calvin qu’a fait ça, pas moi.
— Mais c’est pas dur, dit Alvin. J’vais t’apprendre aujourd’hui. Et y a aut’ chose. T’es l’seul à causer toutes les langues, Arthur. Faut être sûr que tous ces genses se comprennent.
— Bon d’là, Alvin, la moitié du temps, j’arrive même pas à te comprendre, toi. »
Tout le monde éclata de rire, mais ils avaient en réalité tous peur – des dangers sur la route, mais encore davantage de leur propre inexpérience. Ce n’était pas l’aveugle qui conduisait l’aveugle, pour tout dire. Plutôt le maladroit qui conduisait le maladroit.
« Encore une chose, reprit Alvin. Va y avoir des masses de plaintes. Pas de tracas, gardez vot’ patience, vous êtes les chefs – assurez-vous que tout l’monde est au courant. Écoutez-les, vous mettez pas encrèles. Mais si quèqu’un lève la main sus un chef – vous laissez pas passer ça. Vous comprenez ? Çui qui lève la main sus un chef, il est renvoyé. Il fait plus partie d’nous autres. Par rapport qu’on peut pas avoir peur des nôtres. On veut être sûrs qu’on s’entendra tous bien les uns avec les autres.
— Comment on va renvoyer ce bougre méchant et violent ? lança La Tia. Qui va faire ça ?
— Le général demandera à des costauds d’sortir l’agresseur du camp, répondit Alvin. Pis Arthur s’arrangera pour qu’il retrouve pas l’chemin du retour.
— Et s’il a une famille ? »
Alvin soupira. « Général La Tia, vous avez toujours une bonne raison pour punir personne. Mais faut des fois punir quèqu’un pour éviter à une douzaine d’autres bougres de recevoir la punition. Et faut des fois avoir l’tcheur dur pour faire ce qu’on doit faire. »
Arthur grogna doucement.
« Arthur connaît, reprit Alvin. Mais quand j’serai parti, ce sera plus mon travail. Ça sera à vous autres de décider. Vous prenez les décisions, vous les appliquez ou pas, et ensuite vous en subissez les conséquences. Dans tous les cas.
— C’est pour ça qu’vous partez ? demanda La Tia.
— C’est vrai. Au moment ousque la situation devient fin difficile, je m’ensauve. »
Il la fixa et lui fit baisser les yeux. Au moment où elle les détournait, Alvin se dit que cela ne devait pas lui arriver très souvent. Céder ainsi.
« Vous partez quand ? demanda un colonel.
— Pas avant qu’on aura eu not’ premier repas, répondit Alvin. Pas avant qu’on sera tous couchés pour la nuit. Dedans les terres. Au sec et loin de ces maringouins. »
*
Margaret gravit l’escalier qui menait à la chambre du grenier où elle avait dormi petite fille. C’était désormais une réserve. Son père lui gardait une chambre au rez-de-chaussée pour quand elle lui rendait visite. Elle l’avait poussé à la louer comme toutes les autres chambres de l’auberge, mais il avait refusé. « Si d’autres genses payent pour dormir dedans, avait-il dit, c’est pus ta chambre. »
C’était celle où était né Alvin vingt-six ans plus tôt. Son père ne s’en souvenait sans doute pas. Mais, chaque fois qu’elle pénétrait dans cette pièce du rez-de-chaussée, elle revoyait la scène. La mère d’Alvin couchée sur le lit, dans les douleurs physiques autant que morales car son fils aîné, Vigor, venait d’être emporté par la rivière Hatrack à peine une heure plus tôt.
Peggy – à l’époque « la p’tite Peggy » puisque sa mère était en vie et faisait la sage-femme – avait eu son rôle à jouer. Elle s’était précipitée vers la femme allongée pour appliquer ses mains sur son ventre. En un instant, elle avait jugé de la situation. La position de l’enfant dans le ventre. La mère qu’on tenait, qui n’arrivait pas à s’ouvrir pour libérer le bébé. Sa propre mère avait alors recouru à un sortilège avec un anneau et une clé, puis le ventre s’était ouvert et le bébé était sorti.
Chez aucun bébé elle n’avait vu de flamme de vie porteuse d’un destin aussi terrible. La flamme la plus éclatante qu’elle avait jamais connue – mais quand elle avait jeté les yeux sur les chemins de son avenir, elle n’avait rien aperçu. Aucun chemin. Aucun avenir. Cet enfant allait mourir, et avant d’avoir même opéré le premier choix.
Sauf… Il y avait une chose qu’elle pouvait faire. Un tout petit et vague sentier qui s’échappait de tous les avenirs sombres mais qui débouchait sur des centaines, des milliers d’avenirs glorieux. Et par cette ouverture étroite, la seule qui menait quelque part pour cet enfant, elle s’était vue, elle, la petite Peggy Guester, âgée de cinq ans, tendre la main et ôter une coiffe fœtale du visage de l’enfant. Elle avait donc fait ce geste, à la suite de quoi toutes les morts s’étaient évanouies et toutes les vies étaient devenues possibles.
Je lui ai donné la vie. Dans cette chambre.
Mais pour cette fois-là seulement. Elle avait pris la coiffe et l’avait mise de côté avant de la monter plus tard ici, dans le grenier, dans sa chambre, et de la cacher dans une boîte. Et tandis que le bébé devenait un petit garçon puis un garçon plus grand, elle s’était servie d’infimes morceaux de la coiffe pour accéder au talent que le gamin était trop jeune et inexpérimenté pour comprendre.
Notez que Peggy ne s’en sortait guère mieux. Elle apprenait au fur et à mesure. Elle apprenait son métier de sauver la vie d’Alvin. Car dès l’instant où elle lui avait décollé la coiffe du visage, des milliers d’avenirs brillants s’étaient ouverts devant lui. Mais dans chacun d’eux il mourait jeune. Et chaque fois qu’elle l’avait sauvé d’une de ces morts, une autre le menaçait un peu plus loin sur la route.
Alvin, le fils du meunier, avait un ennemi.
Mais il avait aussi une amie qui veillait sur lui. Et peu à peu, à mesure qu’un nombre de plus en plus grand de chemins le montraient parvenant à l’âge adulte, elle avait commencé à voir autre chose. Une femme guindée, austère, une institutrice, qui l’aimait, l’épousait et assurait sa protection.
Là, dans cette chambre du grenier, alors qu’elle serrait dans sa main les derniers lambeaux de coiffe, elle avait compris que l’institutrice guindée, austère, c’était elle.
Je l’aime, se dit-elle. Et je suis sa femme. Je porte son bébé.
Mais je ne peux pas assurer sa protection.
À la vérité, je lui cause désormais autant de mal que n’importe qui. Il ne me reste plus rien de sa coiffe. Et quand bien même, cela ne changerait pas grand-chose. Il connaît parfaitement son talent. Il sait mieux que je ne le saurai jamais comment fonctionne l’univers ; même quand je regarde en lui, je ne comprends pas ce qu’il voit ni comment il le voit.
Alors, au lieu de veiller sur lui, je me sers de lui. J’ai découvert mon propre but dans la vie : combattre l’esclavage mais aussi empêcher qu’éclate l’horrible guerre que je vois dans les flammes de vie de tout le monde. Je suis allée partout et j’ai tout fait pendant qu’il pataugeait, indécis sur la conduite à tenir.
Et pourquoi était-il indécis ?
Parce que je ne lui ai jamais dit.
Je connais la grande œuvre qu’il est censé accomplir. Mais je ne peux rien lui dire, parce qu’une fois qu’il aura posé le pied sur cette route plus rien ne pourra le sauver. Il mourra, et d’une mort brutale, des mains d’hommes qui le détestent, trahis par certains qu’il aimait. Une mort cruelle et triste avant que soit achevée sa grande œuvre. Et sans même que je sois à ses côtés. Sur certains chemins il est seul ; sur d’autres des amis l’accompagnent. Certains meurent, certains vivent. Pour tout dire, c’est sa mort qui les sauve.
Mais pourquoi ? Pourquoi doit-il mourir ? Lui, un homme capable d’arrêter les balles en les forçant à fondre en plein vol. De passer à travers un mur pour s’échapper d’une souricière où on l’a piégé. D’envoyer ses ennemis à terre d’un coup. De les rendre aveugles ou de leur communiquer une panique irraisonnée qui les pousse à prendre la fuite.
Et pourtant, sur aucun chemin, il ne fait rien de tel. Il accepte la mort qu’on lui inflige. Et je ne le supporte pas. Comment Alvin, d’ordinaire plein de vie et de gaieté, peut-il choisir de mourir alors qu’il détient toujours le pouvoir de vivre ?
Elle se mit à genoux à la petite fenêtre du grenier, là où, à l’âge de cinq ans, elle se tenait debout et regardait la famille d’Alvin partir à cheval vers l’ouest, vers le pays où ils allaient bâtir un moulin qui deviendrait le village de Vigor Church. Et elle se dit : Si Alvin souhaite mourir, je ne peux pas faire comme si je n’y étais pour rien.
Un homme avec femme et enfants ne tient pas à mourir. Pas quand il les aime et qu’eux l’aiment aussi. Pas s’il nourrit des espoirs pour l’avenir. Si je l’aime assez, je peux le sauver. Je l’ai toujours su.
Mais qu’est-ce que j’ai fait ? Je l’ai envoyé à Nueva Barcelona. En sachant qu’il causerait dans ce cas la mort de centaines de personnes. Il en sauverait des milliers, d’accord, mais des centaines succomberaient quand même, et que j’en sois responsable n’y changerait rien. Il en résulterait même un plus grand mal. Parce qu’il cesserait de me faire confiance. Il penserait que j’aime autre chose davantage que lui. Que j’use de sa confiance pour une plus grande cause.
Mais c’est faux, Alvin. Je t’aime davantage que tout au monde.
Seulement je ne t’ai pas aimé comme tu le voulais. Je t’ai aimé comme cette fillette de cinq ans, en te protégeant. En t’aidant à éviter des avenirs horribles. En te donnant la liberté d’opérer tes bons choix d’homme adulte.
Puis je t’ai repris ta liberté en te taisant ce que je savais sur les conséquences de tes actes. Elle entendait Alvin lui dire : Un homme n’est pas libre s’il ignore tout ce qu’il doit savoir sur sa décision.
Mais si je te l’avais dit, Alvin, tu n’aurais pas fait ce qu’il fallait. Tu aurais essayé d’intervenir et de sauver tout le monde. Moi, j’ai vu ces routes. Elles n’auraient abouti à rien. Tu aurais échoué et sans doute péri dans l’histoire sans avoir achevé ta grande œuvre.
Au lieu de cela, tu en as fait quelque chose de merveilleux. Je n’ai pas vu ces chemins. Quand tu te sers de ton pouvoir, tu ouvres toujours dans l’avenir des portes qui n’existaient pas avant. Je n’ai donc pas vu ce pont que tu as créé sur l’eau, je n’ai pas vu ces cinq mille flammes de vie que tu as emmenées avec toi hors de la ville vers des contrées désertiques. Le résultat est donc excellent, non ?
Sauf qu’il dira : « Si mon pouvoir ouvre des portes sur des chemins que tu n’as pas vus, pourquoi ne m’as-tu pas fait confiance pour me débrouiller tout seul à Barcy ? »
Peut-être ne le dira-t-il pas. Sur certains chemins, il ne le dit pas.
Elle baissa les mains pour les appliquer sur son ventre, au-dessus de la matrice où battait le cœur de son bébé. Un bébé vigoureux, à la flamme de vie aussi brillante et forte qu’elle pouvait raisonnablement l’espérer.
Mais sans commune mesure avec celle qu’elle avait découverte chez Alvin. Un enfant ordinaire.
Elle ne pouvait espérer mieux. Un enfant ordinaire – pourvu d’un talent pour ceci, doué en cela, mais dans les limites qu’elle escomptait. Le petit garçon n’aura pas d’ennemi qui le poursuivra chaque jour de sa vie. Et au lieu de le surveiller à tout instant comme j’ai surveillé Alvin toutes ces années, je pourrai me conduire envers lui en mère ordinaire. Et envers ses frères et sœurs, si Dieu le veut.
Enfin, si Dieu et Alvin le veulent. Parce qu’il risque de ne jamais me revenir. Quand il saura que je me suis servie de lui, que je l’ai abusé, ce que je l’ai poussé inconsciemment à commettre. Que je ne lui ai pas fait confiance pour prendre ses propres décisions.
Elle s’assit, le dos à la fenêtre, et sanglota doucement dans son tablier.
Tandis qu’elle pleurait, elle se demanda : Ma mère a-t-elle pleuré ainsi lorsque mes deux sœurs aînées sont mortes en bas âge ? Non, je sais à quoi ressemblent ces larmes-là. Même si mon premier bébé n’a pas vécu assez longtemps pour que je le connaisse, j’ai mis son petit cadavre en terre et je sais en partie par quoi elle est passée quand elle a conduit ceux de ses enfants dans la tombe.
Je ne pleure pas non plus comme ma mère aurait pleuré si elle avait appris l’amour de mon père pour maîtresse Modesty. J’ai gardé le secret pour moi parce que j’ai vu les terribles conséquences qui s’ensuivraient si elle apprenait la vérité, parce que j’ai vu qu’elle les détruirait tous deux.
Non, je pleure aujourd’hui comme mon père aurait pleuré s’il avait su que sa trahison envers ma mère allait être immanquablement découverte sans qu’il puisse l’empêcher. Mon péché n’a pas été l’adultère, c’est sûr. Je suis restée fidèle à Alvin de ce côté-là. Mais c’était quand même une trahison, une violation de la confiance totale entre un homme et la femme qu’il a prise pour qu’elle soit sa moitié, et lui la sienne.
Des larmes amères de honte anticipée.
À cette pensée, ses larmes séchèrent. Je pleure sur mon sort. C’est sur moi que je m’apitoie en ce moment.
Eh bien, pas question. Je supporterai les conséquences de ce que j’ai fait. Et je m’accommoderai au mieux de ce qui reste entre nous. Et peut-être que ce bébé nous guérira.
Peut-être.
Elle détestait les « peut-être ». Car, à cet égard comme à beaucoup d’autres, le brouillard qui dissimulait à sa vue tellement d’avenirs d’Alvin occultait ce qui allait arriver. Elle parvenait à savoir exactement ce qui allait arriver dans la vie entière du premier berger qu’elle croisait en voiture, mais son mari, la personne dont l’avenir comptait le plus à ses yeux, restait dangereusement exposé et pourtant cruellement caché.
Tous ses espoirs demeuraient dans les zones masquées de sa flamme de vie. Parce que les chemins visibles ne lui donnaient aucune raison d’espérer. Aucun bonheur ne l’attendait sur aucune de ces routes. Car une existence sans Alvin ne lui réservait aucun espoir de félicité.
*
Calvin, debout sur le quai, regardait les bateaux à aubes prendre un à un le départ. Le colonel Adan avait tout parfaitement organisé. Les bateaux à vapeur partaient à l’heure prévue et sans aucun risque de collision.
Malheureusement, il y avait aussi des hommes décidés à quitter la ville, membres de l’expédition officielle ou non. Aussi, tandis qu’on s’efforçait d’ordonner les vapeurs en convoi pour remonter le courant, deux grands canots s’élancèrent dans le fleuve, chacun chargé de six hommes aux avirons et d’une douzaine en armes dont la plupart se tenaient bêtement debout et acclamaient leur propre bravade.
Calvin rit tout haut en les voyant. Les imbéciles. Pressés d’aller à la mort et assurés de la trouver.
Plus tôt, à vrai dire, que ne s’y attendait même Calvin. Mais, à la réflexion, c’était à peu près inévitable. Comme si trop d’ordre ennuyait toujours Dieu, le destin, la providence ou quiconque décide de ces choses-là. Un peu de chaos survient toujours pour mettre un soupçon de piment.
Ce qui est sûr, c’est qu’un des canots, dont le pilote hurlait à un vapeur de s’écarter, voulut se faufiler entre les gros bateaux à aubes. Mais un vapeur ne s’arrête pas à la demande, et des rameurs à moitié soûls ne manœuvrent pas très bien lorsqu’il s’agit de croiser le sillage d’un gros bâtiment. Le capitaine du vapeur vit le danger, et quelques soldats espagnols à bord tirèrent sur les rameurs.
Du coup, tous les hommes armés de l’autre canot se levèrent et répliquèrent par une salve vers les soldats espagnols. Aucun n’atteignit sa cible, pour la bonne raison que, sous l’effet de recul de tous les fusils tirant du même côté en même temps, le canot se cabra et chavira. Quelques hommes remontèrent à la surface en crachotant. D’autres en criant. Certains ne remontèrent pas – manifestement incapables de se débarrasser dans l’eau de leurs chaussures et de toutes les balles en plomb qui lestaient leurs cartouchières.
Les imbéciles ont la vie brève, se dit Calvin. Ils s’aventurent sur l’eau sans se demander comment ils regagneront la rive si l’embarcation ne tient pas le choc.
Pendant ce temps, paniqués par les tirs de semonce des Espagnols, et pour certains convaincus qu’un boulet avait coulé l’autre canot, les rameurs du premier tentaient de changer de cap. Un seul ennui : ils ne s’étaient pas mis d’accord sur lequel prendre, aussi les rames se gênèrent-elles les unes les autres et le canot fut-il poussé par le courant contre la proue du bateau à aubes.
La collision brisa la moitié des rames et en tailla plusieurs en lances qui transpercèrent ceux qui les maniaient. Quelques hommes sautèrent à l’eau ; ceux qui hésitèrent furent entraînés dans les profondeurs lorsque le vapeur renversa le canot.
Sur les quais, c’était le tohu-bohu. Certains voulaient aider les nageurs à regagner la rive, deux hommes plongèrent même pour sauver quelques-uns de ceux qui se noyaient. De plus petits canots s’élancèrent sans tarder pour participer au sauvetage. Mais la plupart riaient à gorge déployée, poussaient des cris, lançaient des sifflets, s’amusaient beaucoup aux dépens de ces imbéciles. Et, même s’il s’abstenait de siffler, Calvin devait reconnaître qu’il comptait au nombre des rieurs.
Alvin se serait sûrement servi de son talent pour sauver les crétins qui ne savaient pas nager. Il aurait peut-être dissous leurs chaussures, n’importe quoi. Ou leur aurait fait pousser des branchies – il en était bien capable, rien que pour se rendre intéressant.
Mais même si Calvin avait été capable de trouver une solution à temps, et même s’il avait disposé d’une maîtrise assez grande pour se rendre utile à une telle distance, il n’aurait rien tenté. La perte de quelques idiots pareils n’allait pas appauvrir le monde. À vrai dire, c’était franchement généreux de la part de ces « hardis » abrutis en goguette d’améliorer la qualité de la population de Barcy en s’en excluant d’eux-mêmes.
Que des demeurés sur le fleuve aujourd’hui, se dit Calvin. Car les autres, ceux qui entreprenaient ce voyage soigneusement préparé, allaient se retrouver aussi ridicules que ces bouffons une fois qu’Alvin en aurait fini avec eux. Ils ne mourraient sans doute pas – c’était Alvin, après tout – mais ils n’en sortiraient sûrement pas vainqueurs non plus.
Le même sort attendait évidemment l’expédition du Mexique, se plut à penser Calvin. Ces hommes arrogants qui s’imaginaient, parce qu’ils étaient blancs, pouvoir triompher facilement des Mexicas. Ils échoueraient forcément aussi. Et parce qu’ils affrontaient les Mexicas plutôt qu’Alvin le Faiseur, un grand nombre d’hommes d’Austin allaient certainement mourir.
Mais pas Calvin. Il pouvait soutenir les projets de crétins tant qu’ils lui paraissaient utiles, ou du moins amusants. Mais jamais il n’aurait risqué sa vie pour les desseins des autres. Les seuls auxquels il se consacrait, c’étaient les siens.
Pas comme Alvin qui laissait sa femme lui dicter ses actes. Quand on parle de crétins…